Des outils numériques pour améliorer la performance des centrales
Ingénieur-chercheur et chef de projet à la R&D d’EDF, Fabien Leray supervise le programme Connexity, un incubateur d’applications numériques visant à optimiser la maintenance et la performance du parc nucléaire d’EDF.
La transition numérique n'est pas récente à EDF mais elle connaît un nouvel élan, via le programme Connexity. Lancé en juin 2017 par la R&D d'EDF et un consortium de seize partenaires, il comporte plusieurs projets redéfinis tous les deux ans. « ConnexITy fédère de nombreux acteurs de la filière nucléaire, autour d'une même volonté : se servir d'outils numériques adaptés pour répondre, simplement et efficacement, aux besoins réels », souligne Fabien Leray, ingénieur-chercheur à la R&D d'EDF et chef de projet ConnexITy.
À chaque projet correspond une phase de recherche et de développement aboutissant à un démonstrateur qui devra faire ses preuves avant d'être utilisé de façon courante. « Pour chaque problématique soumise à la R&D d'EDF, nous identifions les technologies qui pourraient être applicables et qui apportent une valeur ajoutée pour les utilisateurs. Par exemple, un sujet sur lequel nous avons été sollicité consiste à trouver des moyens d'améliorer la planification et l'organisation de travaux dans un réacteur alors qu'il est inaccessible jusqu'au moment du chantier. La solution que la R&D d'EDF propose pour chaque problématique peut faire intervenir des algorithmes pour analyser des données, de la réalité virtuelle ou bien encore de la réalité augmentée. Nous intégrons les innovations les plus adaptées au cas qui nous préoccupe, soit en interne, soit en nous appuyant sur le savoir-faire de partenaires externes, comme des start-ups. Ensuite, nous faisons tester le prototype d'application obtenue par les utilisateurs pour le simplifier, l'améliorer, le rendre plus ergonomique... L'idée n'est pas d'utiliser une technologie pour l'utiliser, mais bien pour qu'elle apporte 'un mieux' », précise Fabien Leray.
Des moyens de conduite « du futur »
Plusieurs projets numériques sont actuellement en cours. Citons d'abord les jumeaux numériques, ces doubles virtuels d'éléments existants. Un jumeau numérique de générateur de vapeur est réalisé pour disposer, pour chacun des 220 générateurs de vapeur du parc nucléaire, d'un suivi numérique en temps réel afin d'optimiser sa durée de fonctionnement. Idem pour les futurs « réacteurs numériques », répliques virtuelles de chacun des réacteurs nucléaires en exploitation et en conception, qui seront utilisés pour réaliser des simulations et former les opérateurs.
Parmi les autres projets, il y a aussi le « waze du nucléaire », une application de navigation virtuelle à l'échelle d'une centrale, qui guide un intervenant depuis son entrée sur site jusqu'au lieu précis de son intervention, ou encore l'outil de planification numérique des chantiers de modification Tangram, qui s'appuie sur une visualisation spatiale des interventions programmées pour optimiser l'organisation des différents chantiers. « Le numérique se prête à des usages innovants et qui répondent aux besoins concrets des acteurs sur le terrain avec un réel gain pour la maintenance et la performance du parc nucléaire », conclut Fabien Leray.
Des outils numériques pour des centrales plus durables
Les nouveaux outils numériques sur lesquels travaille la R&D d’EDF contribuent à la prolongation de la durée de fonctionnement des réacteurs par une meilleure connaissance technique de leur état et une optimisation de leur maintenance. C’est ce que nous explique Christophe Varé, ingénieur à la R&D d’EDF, délégué Programme durée de fonctionnement.
Comment est définie la durée de fonctionnement d’un réacteur ?
L’autorisation de prolonger le fonctionnement d’un réacteur revient à l’Autorité de sûreté nucléaire, l’ASN. Elle est donnée par pas de 10 ans à la suite d’une inspection très complète que l’on appelle la visite décennale (VD). Les réacteurs de 900 MW qui atteignent actuellement 40 ans de fonctionnement font ainsi l’objet de demandes d’autorisation de prolongation de leur exploitation pour atteindre 50 années d’exploitation… avec succès d’ailleurs pour les premières tranches à avoir réalisé leur quatrième visite décennale (VD4). Dans 5 ans, des demandes similaires seront faites pour les réacteurs de 1 300 MW.
Prolonger le fonctionnement d’une centrale implique que les réacteurs soient parfaitement sûrs, et conduit EDF à mettre en place des modifications garantissant sûreté et performance sur la durée d’exploitation résiduelle escomptée, dix ans a minima, voire 20 ans pour les réacteurs qu’on envisage d’exploiter sur 60 ans. C’est le programme Grand Carénage engagé en 2015 et qui se poursuivra jusqu’en 2030. Dans ce processus, EDF doit aussi démontrer que les modifications pour se conformer aux nouvelles exigences - comme celles adoptées à la suite de l’accident de Fukushima, par exemple - ont effectivement été faites avec le niveau de qualité attendu.
La R&D d’EDF est un acteur important qui contribue pleinement à cet enjeu stratégique pour l’entreprise. Grâce à nos outils d’analyse et de simulation numériques, nous avons pu étayer les démonstrations de sûreté qui sont transmises par EDF à l’ASN. Les jumeaux numériques, la dernière génération d’outils développés par la R&D donne à EDF la capacité de connaître parfaitement l’état actuel de chaque réacteur ainsi que l’évolution dans le temps de chacun de ses composants. C’est une réelle avancée !
Comment prévoit-on l’évolution de l’état d’une centrale ?
On se base sur le passé via le retour d’expérience, sur des données expérimentales et sur des modélisations numériques de plus en plus performantes. Nous disposons désormais, sous forme numérique, de toutes les données d’exploitation du parc : les informations conservées depuis la mise en service de chaque réacteur, capteur par capteur, sont maintenant centralisées et peuvent être analysées statistiquement ou par des outils d’intelligence artificielle. Nous connaissons ainsi précisément ce qu’a vécu chaque composant, et donc son état actuel et la façon dont il évolue. Cette connaissance détaillée, alliée aux outils de simulation dont nous disposons, est à la base du développement des jumeaux numériques, dont on peut ‘accélérer’ le futur. Le passé et le présent se conjuguent pour mieux anticiper l’avenir.
En quoi connaître l’historique d’un réacteur permet d’en allonger la durée de fonctionnement ?
Connaître l’historique d’un réacteur, c’est connaître précisément les conditions dans lesquelles il a été exploité, par exemple, les conditions de température et de pression vues par chacun de ses composants. C’est aussi connaître les observations qui ont été relevées tout au long de sa vie. C’est enfin avoir connaissance des opérations de maintenance réalisées et de leur impact sur les composants (réparation, modification, remplacement…). Tous ces éléments concourent à avoir la meilleure connaissance possible de l’état actuel des composants. Ils sont également une source de compréhension de la manière avec laquelle les composants vieillissent. Il donne enfin le meilleur point de départ que l’on puisse avoir pour prédire le futur.
Soulignons néanmoins qu’exploiter les données du passé est un exercice difficile qui nécessite un énorme travail de compréhension et de catégorisation. Prenons l’exemple des relevées que chaque opérateur de maintenance rédige après intervention, ce depuis plus de 40 ans. On imagine bien que chaque opération peut être décrite sous différents intitulés, dans différents formats, voire même avec des fautes d’orthographe ! C’est donc tout un travail, que nous permet de nouvelles technologies informatiques, le « text-mining » en l’occurrence, pour mettre 40 années de relevées d’intervention sous une forme homogène en capacité d’être analysée.
On le voit, les outils numériques nous permettent donc réellement d’utiliser de valoriser pleinement les données à notre disposition ainsi que notre connaissance, basée sur 40 années l’expérience, de la de production d’électricité dans une nos centrales nucléaires pour la faire fonctionner plus longtemps en parfait état. Nous avons d’abord développé les jumeaux numériques des composants les plus importants. Nous avons pu montrer les apports de cette nouvelle approche. Nous travaillons donc maintenant activement sur le développement d’un réacteur numérique, pour disposer à terme d’un jumeau de chaque réacteur, dans sa globalité.
Portrait d’un passionné d’intelligence artificielle
Guillaume Thibault travaille au sein de la R&D d’EDF depuis 1992. Il s’intéresse à l’image sous toutes ses formes, de la prise de mesures en 3D à l’analyse et la compréhension du contenu. Portrait d’un spécialiste de l’intelligence artificielle appliquée aux images.
« J'ai toujours été fasciné par ce qu'on peut tirer des images, explique Guillaume Thibault. Pour reproduire un bâtiment à l'identique, informatiquement, on peut vouloir simplement reproduire la topologie des lieux, pour savoir où il y a des espaces vides pour circuler ou faire passer un objet encombrant. Mais on peut aussi vouloir – et c'est le cas de ce qu'on appelle un jumeau à la R&D d'EDF – connaître précisément quels sont les éléments présents dans un lieu, en les identifiant individuellement. Il faut alors reconnaître sur chaque image les pixels qui correspondent à un tuyau, à une vanne,... et à chaque étiquette d'identification de ces objets. Or il y a un pas énorme entre « voir » et « quantifier » ce qu'il y a dans une image. Pour le franchir, mes collègues et moi mettons au point de nouveaux algorithmes d'intelligence artificielle pour analyser les données et proposer des démonstrateurs de différentes applications. »
Des visites virtuelles plébiscitées
La cartographie numérique d’une centrale (par photographie haute résolution, scanning laser et géolocalisation) rend possible des applications pour se repérer dans le lieu et s’y déplacer virtuellement, construire son itinéraire sur plusieurs étages. Lorsqu’elle est enrichie de nombreux éléments techniques, elle peut devenir complexe... au point de perdre en efficacité. « Si on veut par exemple qu’un intervenant sur un chantier puisse se servir efficacement d’une cartographie interactive pour préparer son activité, il faut qu’elle représente fidèlement ce lieu complexe sans le déconcentrer par des détails inutiles », souligne Guillaume Thibault.
C’est pourquoi les applications sont conçues avec des utilisateurs dans l’optique d’apporter le plus de sérénité possible dans les interventions. « En amont, j’interagis avec des spécialistes de l’ergonomie et de la cognition, explique Guillaume Thibault. J’apprécie beaucoup de travailler sur un sujet de recherche très transverse, qui sollicite à la fois plusieurs disciplines scientifiques et plusieurs équipes ! Et, manifestement, les outils que nous mettons au point sont utiles sur le terrain ! On observe même un effet ‘boule de neige’ : différentes unités d’EDF les utilisent désormais, que ce soit pour la construction de nouveaux réacteurs, l’entretien du parc existant ou le démantèlement. Ça fait plaisir ! ».
Exploiter les documents techniques existants
Guillaume Thibault et ses collègues utilisent aussi l’intelligence artificielle (IA) pour analyser les plans techniques des centrales depuis 40 ans. « Nous avons élaboré un algorithme de deep-learning pour trouver un élément précis dans la base documentaire historique, qui comporte des millions de pages et plans scannés. Cet outil est combine l’apprentissage profond et une approche probabiliste. Résultat : un énorme gain de temps, mais aussi une aide précieuse pour les bénéficiaires qui pourraient, par exemple, passer à côté d’un plan qui existe pourtant ! ».
Enthousiaste, Guillaume Thibault évoque son prochain défi : utiliser l’IA pour établir un lien entre les éléments visibles sur une image ou un plan et ceux qui sont « vraisemblablement à proximité » : « Nous voulons identifier des éléments en fonction de leur environnement : si on identifie une vanne, par exemple, il y a sans doute un tuyau à proximité, même s’il n’est pas identifiable sur l’image, et reconstituer la forme et la fonction de cette tuyauterie ! »
Guillaume Thibaut en quelques dates
1992 : entrée à EDF R&D - travaux sur le premier scanner laser 3D et son logiciel de traitement de points
1997 : travaux sur le premier démonstrateur de formation en réalité virtuelle pour le diagnostic de pannes sur des vannes
2010-2013 : directeur de recherches associé au Laboratoire de physiologie de la perception et de l’action (CNRS / Collège de France)
2016 : travaux sur la première intelligence artificielle profonde pour l’analyse de photographies
2021 : travaux sur le premier démonstrateur de réalité augmentée en centrale