Faut-il croire à l’hydrogène pour occuper une place dans la transition énergétique, en favorisant notamment le stockage d’énergies renouvelables ? Point sur l’état de la maturité technologique et la solidité du modèle économique face aux projets « mobilité hydrogène » et « Power to gas » qui commencent à investir le paysage industriel.
Sur les marchés asiatiques et américains, les projets mobilité hydrogène se multiplient et certains sont arrivés à maturité. En France, des starts-up émergent, des démonstrateurs se mettent en place et des grands groupes industriels comme Air Liquide, ou GRTgaz, misent sur les nouvelles voies offertes par ce vecteur énergétique. Pour beaucoup, avec l’accélération des mesures imposées par la COP21 et la loi de transition énergétique pour la croissance verte (LTECV), l’hydrogène devrait occuper une place croissante dans le mix énergétique attendu en 2030. Et pourtant, des doutes subsistent.
Côté terrain, nombre d’industriels investissent déjà dans cette technologie. C’est le cas du projet Jupiter 1000, un démonstrateur Power to gas1 destiné à tester un outil industriel de production d’hydrogène pour valoriser les surplus d’électricité d’origine renouvelable. Au-delà de la production d’hydrogène « propre », le projet réunit plusieurs atouts : l’installation d’une unité de captage de CO2 sur les cheminées d’un industriel local, Asco Industries, et d’une unité de méthanation destinée à convertir l’hydrogène produit avec le CO2 ainsi recyclé pour produire un méthane « vert ».
La Commission de régulation de l’énergie (CRE) soutient d’ailleurs ce projet inscrit dans le cadre de la transition énergétique et propice à une diversification long terme des usages des réseaux de gaz naturel. Lancée fin 2015, l’installation devrait démarrer en 2018. Sylvain Lemelletier directeur des projets Power to gas et gazéification chez GRTgaz joue carte sur table. « Même si ce projet n’atteint pas l’équilibre aujourd’hui, le modèle économique existe. Une certitude, les prix vont baisser, comme dans le cas de toute nouvelle technologie émergente. L’électrolyseur PEM a déjà diminué de 20 % en deux ans, ça va continuer ». Néanmoins, ce spécialiste reconnait l’obstacle. « Nous savons que le kWh produit avec du H2 restera plus cher qu’un kWh produit avec des énergies fossiles. » Mais rappelle aussi qu’un modèle économique s’envisage dans son ensemble. « Son calcul doit intégrer tous les bénéfices liés au développement d’une telle filière. S’ils sont encore difficiles à chiffrer, ils sont clairement identifiés. »
Parmi les bénéfices induits, la généralisation du stockage d’énergie : en absorbant massivement le surplus de production des EnR intermittentes, on évite des coûts d’investissement pour renforcer le réseau électrique. Autre avantage, recombiné au CO2 capté à partir des fumées industrielles, l’hydrogène produit un méthane de synthèse et contribue à la réduction des émissions polluantes. Plus globalement, créer une filière hydrogène décarbonée apportera des solutions énergétiques innovantes très attendues, notamment en terme de mobilité électrique.
D’un côté les batteries ont leur place pour faire du stockage courte durée, de l’autre, l’énergie hydrogène via le Power to gas garantit une forte capacité énergétique pour du stockage très longue durée grâce aux infrastructures gazières (par exemple pour utiliser l’hiver l’énergie stockée l’été). Il sera nécessaire d’intégrer ces atouts pour éprouver la pertinence du modèle économique. Chez Air Liquide aussi, le modèle économique se pose à l’aune des ambitions climatiques. « L’énergie hydrogène va jouer un rôle clé car sur un plan systémique, il est le chaînon manquant pour boucler l’équation de la transition énergétique » souligne Erwin Penfornis, vice-président du marché hydrogène chez Air Liquide.
À ceux qui émettent un doute sur la viabilité du modèle économique, Erwin Penfornis oppose le déploiement commercial du véhicule particulier à hydrogène. Au Japon, en Corée, aux Etats-Unis, les industriels se sont mis en ordre de marche pour industrialiser des véhicules H2, pour l’instant en série limitée mais avec une rapide montée en puissance. Toyota produit actuellement 3 000 Mirai mais annonce une production de 30 000 véhicules à l’horizon 2020. Ces indices sont-ils suffisamment significatifs ? Pour Erwin Penfornis, « ces véhicules ont franchi un palier en termes de performance et de coût. La Mirai ou la IX35 de Hyundai qui garantit plus de 500 km d’autonomie sont les véhicules électriques les moins chers du marché (50 000 €), en dessous du prix de la Tesla. Même si ce sont encore des marchés de niche, le passage à la production en série permettra de bénéficier rapidement d’effets d’échelle pour diminuer les coûts.»
Reste la question essentielle du déploiement des infrastructures sans lequel le marché ne peut démarrer. Là aussi, les freins sautent. Si l’an prochain, 300 stations seront déjà disponibles dans le monde, capables d’alimenter 150 000 véhicules, les pays engagés ont une volonté d’accélérer ce déploiement en s’appuyant sur des consortiums public-privé. Et loin de se cantonner au véhicule particulier, la mobilité H2 va concerner aussi bien les bus, les taxis, les véhicules utilitaires en complément de la mobilité électrique. « Les solutions à l’énergie hydrogène prouvent déjà leur performance sur les chariots élévateurs, insiste Erwin Penfornis. Les États Unis ont déjà converti plus de 10 000 chariots de la batterie vers une solution toute hydrogène pour bénéficier d’une autonomie plus grande et d’un temps de recharge de l’ordre 3 minutes. »
Malgré l’engouement sur le terrain, certains experts comme Etienne Beeker, chargé de mission énergie chez France Stratégie émettent d’importantes réserves et estiment qu’il y a trop de précipitation. « La France suit le modèle allemand et son Energiewende2 lancée en 2011. Nos voisins d’outre-Rhin avaient alors misé sur l’hydrogène pour le stockage de masse de l’électricité du parc d’EnR intermittentes qu’ils allaient déployer. Mais le retour d’expérience des projets de démonstrateurs a révélé des coûts extrêmement élevés. Aujourd’hui, pour répondre à leur problématique d’approvisionnement au sud du pays, ils ont changé leur priorité. Ils préfèrent déployer des lignes à haute tension à travers le pays, quitte à les enterrer devant l’opposition des populations malgré un coût plus élevé. »
Alors, comment expliquer que nombre de projets industriels émergent, voire lancent des phases de test et d’industrialisation ? « Ces projets sont tous subventionnés et ne reposent sur aucun modèle économique viable à court ou moyen terme» insiste Etienne Beeker. Selon lui, les électrolyseurs et les piles à combustibles, maillons essentiels de la chaîne, n’ont pas atteint la maturité techno-économique. « On veut aller trop vite. L’argent public mis dans les démonstrateurs devrait plutôt être consacré à la R&D, notamment pour trouver des membranes d’électrolyseur et de PAC moins onéreuses, n’utilisant pas en particulier de métaux précieux tels que le platine ». De fait, le métal nécessaire à l’électrolyseur alourdit considérablement le coût de revient de l’électrolyse, sans compter d’autres « verrous en cascade». « L’énergie hydrogène est non seulement chère à produire, mais c’est également un gaz très volatil et explosif, et le stocker et le transporter soulèvent de nombreux obstacles technologiques et réglementaires.» Selon lui, en attendant, la priorité doit être donnée à des solutions moins onéreuses comme l’extension du réseau, les smart grids, le power to heat… pour absorber l’excédent d’EnR.
Ce scepticisme n’a pas empêché de nombreux projets à franchir largement les étapes du labo, ni à certains de passer le cap de l’industrialisation. Et face à la question du financement, les porteurs de projets sont unanimes, l’ambition politique de la transition énergétique ne peut pas peser uniquement sur les industriels. Toute nouvelle technologie innovante a besoin de soutien pour éclore. C’était et c’est encore le cas des batteries, c’est aussi vrai pour la filière hydrogène.
Durant la période de lancement, la collectivité endosse l’écart que l’industriel ne peut absorber seul. Là aussi il faut trouver des modèles de financement innovants. « Mais l’enjeu consiste justement à combler cet écart le plus vite possible, précise Erwin Penfornis. Aujourd’hui, nous avons une feuille de route qui nous permet d’atteindre l’équilibre économique sur certains véhicules électriques à hydrogène d’ici 2020, sans aucun soutien public ».
Et Sylvain Lemelletier de GRTgaz d’appeler à la vigilance. « Attention au pessimisme sur ces projets qui sont autant d’incitations à l’immobilisme au moment où les objectifs pour atteindre les “2°C” » sont plus que jamais nécessaires ».
Pour que l’hydrogène occupe une véritable place dans le stockage des EnR excédentaires, des progrès sont nécessaires sur deux technologies complémentaires :
- l’électrolyse à membrane PEM qui ouvre de nouvelles voies de stockage de l’énergie.
- la pile à combustible qui restitue l’électricité stockée.
Le Power to gas consiste à convertir de l’électricité en hydrogène par électrolyse de l’eau et en méthane de synthèse en ajoutant une étape de méthanation. L’hydrogène ainsi produit apporte une solution pour absorber l’excédent d’EnR non valorisable dans le réseau électrique qui pourra être utilisé de plusieurs façons.
1 - GRTgaz coordonne le projet Jupiter 1000 en associant sept partenaires français aux compétences complémentaires – Atmostat, le CEA, CNR, Leroux et Lotz Technologies, McPhy Energy, TIGF et le Grand Port Maritime de Marseille. Le montant du projet s’élève à 30 M€, dont près des deux tiers supportés par les partenaires industriels et un tiers financé sous forme de subventions par l’Union Européenne (FEDER), l’Etat (investissements d’avenir confiés à l’ADEME) et la Région Provence-Alpes-Côte d’Azur.
2 - Transition énergétique