Pour la R&D d’EDF la durée de fonctionnement n’est pas un sujet nouveau. Depuis de nombreuses années elle travaille et capitalise des connaissances y compris avec les exploitants et experts internationaux sur des thématiques telles que le vieillissement des matériaux (en particulier pour les composants nucléaires non et difficilement remplaçables) ainsi que sur des questions transverses globales telles que le changement climatique ou les potentielles d’innovations comme le numérique ou la fabrication additive.

Rencontre avec Christophe VARE

Délégué Programme Production à la R&D d’EDF, il nous explique pourquoi nous pouvons aujourd’hui envisager de poursuivre l’exploitation des réacteurs du parc nucléaire français au-delà de 60 ans. ​​​​​​

Portrait de Christophe Vare

​​​​​​​Christophe, sur quoi nous basons-nous aujourd’hui pour envisager de poursuivre l’exploitation des réacteurs nucléaires français au-delà de 60 ans ?

La première réflexion que nous avons menée sur le sujet est issue de notre observation du parc américain - plus âgé que le nôtre d’une dizaine d’année - qui a mené des travaux et lancé tout un programme de recherche et d’ingénierie pour poursuivre l’exploitation de ses réacteurs de 60 à 80 ans. Le parc nucléaire américain est constitué pour partie de réacteurs semblables aux nôtres et s’est donc posé la question - alors que nous avions déjà engagé une démarche industrielle pour amener notre parc à 60 ans - de notre capacité à porter le parc français au-delà de ses 60 ans. En réponse à une sollicitation du COMEX d’EDF, nous nous sommes demandé s’il existait des verrous techniques qui nous empêcheraient de poursuivre l’exploitation de nos réacteurs de manière rentable économiquement au-delà de 60 ans. Nous avons mené cette réflexion pendant deux années en regardant toutes les données techniques dont nous disposions et en interrogeant des experts internationaux dans le cadre d’un grand séminaire organisé sur le site de Saclay fin 2023. Et nous sommes arrivés à un constat extrêmement positif : « [... ] il n’existe pas de verrou technique  générique qui conduirait à fermer les réacteurs nucléaires français après 60 ans d’exploitation »​​​​​​.

Quelles sont les compétences et les moyens d’essais mobilisés par la R&D pour rendre possible cette poursuite d’exploitation ?

La R&D d’EDF travaille depuis très longtemps dans le domaine de la durée de fonctionnement du parc nucléaire, ce n’est donc pas un sujet nouveau ! À titre d’exemple, nous poursuivons un programme sur le vieillissement thermique des matériaux moulés du circuit primaire depuis plus de 20 ans… Cette compétence cœur pour la durée de fonctionnement est reconnue : c’est à la R&D d’EDF qu’a été constitué le Materials Ageing Institute, un institut international de recherche dans ce domaine très pointu regroupant les producteurs exploitant plus des 2/3 des réacteurs mondiaux. D’autres domaines font l’objet de développements et de travaux de recherche (en thermo hydraulique, neutronique, mécanique…) depuis de nombreuses années. Nous développons non seulement de la connaissance et des outils numériques mais aussi des moyens expérimentaux qui nous permettent d’effectuer des tests sur différents matériaux : polymères, bétons, métaux… avec des moyens d’essais emblématiques comme la maquette Vercors qui nous permet d’étudier le vieillissement de l’enceinte de confinement des réacteurs 1300 MW et N4. Cette maquette d’une vingtaine de mètres de haut à l’échelle 1/3, très instrumentée, nous permet d’observer le vieillissement du béton et de caler nos modélisations pour savoir si elles représentent correctement les phénomènes de vieillissement.

Nous pouvons également compter sur nos compétences dans le domaine numérique en nous appuyant sur des grands codes de calcul : ASTER en mécanique, Saturne et Neptune en thermo hydraulique, pour ne citer qu’eux … et nous avons également la capacité de développer des codes très spécialisés, par exemple pour modéliser des ondes ultrasonores dans le domaine des Examens Non Destructifs. Nous avons développé une base données, CapCov, qui capitalise les connaissances sur le vieillissement des matériaux, acquises à la R&D mais également au travers de la veille internationale qui nous permet de capter les résultats acquis en dehors d’EDF. L’ouverture naturelle de la R&D à l’extérieur est un atout considérable et a beaucoup aidé pour partager et conforter les résultats de nos analyses dans le domaine du vieillissement des matériaux.

Infographie présentant les enjeux scientifiques liés à la poursuite du fonctionnement du parc nucléaire au-delà de 60 ans

Qu’est-ce que nous ne pouvons pas changer ou qu’il est difficile de changer dans une centrale ?

Dans notre analyse on distingue les composants remplaçables, difficilement remplaçables et non remplaçables.

Les composants non remplaçables sont la cuve, qui vieillit essentiellement sous l’effet de l’irradiation qu’elle subit.  Le deuxième est l’enceinte qui vieillit essentiellement sous l’effet de son séchage. L’eau utilisé pour la fabrication du béton migre en effet dans la paroi de l’enceinte et ce séchage conduit à modifier lentement les propriétés mécaniques du béton. Enfin, le troisième composant non remplaçable est le puit de cuve (l’ouvrage en béton qui supporte la cuve) qui vieillit sous l’effet de l’irradiation.

Les éléments difficilement remplaçables sont les internes de cuve (équipements métalliques à l’intérieur de la cuve) : ils peuvent être remplacés par partie, leur remplacement complet est jugé réalisable mais apparait toutefois compliqué et n’a jamais été réalisé en France (cette opération a été conduite au Japon). Autre composant les coudes E (éléments du circuit primaire à proximité de la cuve) qui sont des produits moulés qui vieillissent thermiquement et dont certaines propriétés mécaniques évoluent et doivent être suivies. Les coudes E sont difficilement accessibles et la zone est très fortement dosée. Enfin les câbles sont difficilement remplaçables du fait de leur nombre (plusieurs milliers de km dans une centrale), cela représenterait une opération de maintenance d’une très grande ampleur si nous devions les changer massivement. C’est la gaine protectrice des câbles en polymère qui vieillit sous l’effet de la température et du rayonnement. Nous sommes parvenus à prolonger leur qualification jusqu’à 60 ans - grâce à nos moyens d’essais expérimentaux et à l’aide de simulation numérique – notre objectif maintenant est de prolonger cette qualification jusqu’à 80 ans.

Les composants remplaçables : La fin de vie de ces composants est sans conséquence pour la durée de vie du réacteur mais cela ne veut pas dire qu’il n’y a rien à faire. Ces composants font l’objet d’inspections régulières et de maintenance. Parfois, il faut les remplacer mais le composant tel qu’il a été conçu n’existe plus : il faut alors qualifier de nouvelles solutions technologiques ce qui conduit à effectuer des travaux d’ingénierie et de R&D.

Sur quelles innovations pouvons-nous compter pour nous aider à relever le défi ?

Nous regardons si de nouvelles solutions technologiques peuvent nous permettre de mieux exploiter les réacteurs au quotidien et dans le temps. L’IA par exemple, nous donne de bonnes perspectives pour optimiser et sécuriser l’exploitation à plus long terme. Citons également la fabrication additive qui est une technologie qui peut nous aider à sécuriser le remplacement de pièces que le fabricant ne produit plus (par « retro-engineering »).

Le changement climatique peut-il avoir un impact sur la durée de fonctionnement de nos réacteurs ?

Il y a bien une réflexion au sujet de l’impact du changement climatique sur nos centrales. L’objectif est de vérifier que des réacteurs dont la conception date de plus de 50 ans ont la capacité de s’adapter au climat que nous aurons en 2050 et au-delà. On regarde ainsi comment traduire les prédictions du changement climatique de l’échelle mondiale à l’échelle locale des centrales. Cela concerne de nombreuses données de température ou de disponibilité d’eau par exemple. Nous étudions également les nouvelles technologies qui pourraient aider à ce que nos moyens de production soient plus résilients (optimisation de la consommation d’eau, systèmes passifs, production de froid dans les locaux…).

Quel va être le processus et le calendrier ?

Ce sont des sujets qui font l’objet d’une interaction avec l’ASN, et un calendrier a été défini. A l’été 2023 la feuille de route stratégique d’EDF pour la poursuite de l’exploitation des réacteurs nucléaires au-delà de 60 ans a été transmise à l’ASN. En 2024, nous allons produire avec nos collègues de l’ingénierie et du parc un certain nombre de dossiers techniques qui feront l’objet d’une instruction en 2025, avec une prise de position pour mi-2026. Aujourd’hui nous avons la conviction technique que nous pouvons amener l’essentiel de notre parc au-delà de 60 ans. Cette conviction s’appuie à la fois sur nos études et sur les échanges menés à l’international mais c’est bien à l’ASN qui revient la décision de donner le feu vert pour cette poursuite d’exploitation.

Merci Christophe !