Marc Benayoun, directeur exécutif du Groupe EDF en charge du pôle clients, services et territoires et Nadia Maïzi, chercheuse, co-auteure du 6e rapport du GIEC et directrice de The Transition Institute 1.5. © A. Detienne / CAPA Pictures
Marc Benayoun : « La sobriété énergétique intéresse de plus en plus les consommateurs, les entreprises, la jeune génération. »
Novembre 2022
Dans le cadre d’un publi-communiqué paru dans Le Monde du 22 novembre 2022, Marc Benayoun et Nadia Maïzi reviennent sur la nécessité d’une transformation des usages afin d’atteindre l’idéal de sobriété.
Quelle est votre définition de la sobriété ?
Nadia Maïzi – La définition est un point de départ intéressant, car il est difficile de parler de sobriété sur une planète où un très grand nombre d’humains n’ont pas accès à un niveau de vie décent. C’est pour cela que l’on préfère, dans le chapitre sur les aspects sociaux de la demande auquel j’ai contribué dans le dernier rapport du GIEC, se concentrer sur la question des usages qu’il est nécessaire de satisfaire, des besoins définis comme partagés, pour en arriver à des questions liées à la justice. En anglais, le terme utilisé est sufficiency. Quand on parle de sobriété en français, cela renvoie à l’alcool et derrière cette notion, il y a un jugement de valeur.
Marc Benayoun – C’est un thème délicat à manier à cause de cette dimension morale. Chez EDF, nous nous sommes longtemps focalisés sur la notion d’efficacité énergétique, en développant des usages performants de l’électricité, c’est-à-dire avec le moins d’électricité possible par usage. La crise énergétique que nous vivons fait émerger une dimension nouvelle que l’on appelle sobriété. Il s’agit d’inciter les gens à réduire leur usage, tout en leur donnant les moyens de le faire. Par exemple, la baisse des consignes de chauffage devient un enjeu important. L’usage des sèche-linges, qui consomment autour de 15 % de l’électricité d’une famille, est tout aussi significatif. Viennent ensuite les écogestes. Nous déployons tout un dispositif de communication pour diffuser ces gestes vertueux du quotidien. Le troisième pan lié à la sobriété chez EDF est propre au secteur électrique : il s’agit du déplacement de consommation.
Dans les périodes de grand froid, le système électrique peut manquer de puissance aux heures de pointe. Un client qui accepte de ne pas consommer à ce moment-là évite les coupures ainsi que l’appel à des moyens de production plus carbonés. Nous travaillons beaucoup au développement d’un « gisement d’effacements ». (La capacité à décaler une consommation d’électricité de quelques heures pour lisser les pointes de consommation, ndlr.)
Constate-t-on une baisse réelle des consommations ?
M. B. – Depuis près de 15 ans, la consommation électrique baisse alors que le nombre d’usages augmente de façon vertigineuse. Un ménage français affichait une quinzaine d’usages dans les années 1980-90. Aujourd’hui, nous sommes autour de 25. Chaque usage est devenu bien plus efficient, moins gourmand en électricité, et nous constatons que la consommation totale n’augmente pas. Les industriels ont également mené des efforts importants pour améliorer leurs processus, et leur consommation est en légère baisse. Les entreprises sont de plus en plus motivées parce que le prix de l’énergie rend les investissements dans l’efficacité énergétique plus intéressants.
Il y a par ailleurs une spécificité française dont nous sommes fiers : notre électricité est très peu carbonée¹. Les émissions moyennes du secteur électrique français sont de l’ordre de 50 g² de CO2 par kWh, quand la moyenne européenne est à 280 g. Investir dans l’efficacité énergétique, la décarbonation et aujourd’hui la sobriété, permet aux entreprises de conserver leurs employés, et d’une certaine façon leurs clients, en développant un discours vertueux adossé à des preuves.
¹ Mix de production électrique du groupe EDF : 76,5 % de nucléaire, 13,6 % d’énergies renouvelables, 8,4 % de gaz, 1 % de fioul et 0,4 % de charbon - source EDF 2021.
² Source URD 2021 du groupe EDF - page 15
N. M. – Déplacer la conversation de la sobriété vers les usages est intéressant et renvoie à la manière dont le GIEC pose le problème. Nous avons identifié trois manières de limiter la consommation, réunies dans le triptyque Éviter/Remplacer/Améliorer (avoid/shift/improve). Éviter un usage reste encore la manière la plus simple de faire baisser les consommations. Remplacer renvoie à l’idée de déplacer la technologie qui sert un usage particulier : prendre un vélo au lieu d’une voiture sur un trajet court par exemple. Enfin, améliorer décrit par exemple les efforts d’efficacité énergétique : remplacer un moteur par un moteur de meilleur rendement.
M. B. – Nous avons tout un éventail d’actions autour de la réduction de consommation. Nous avons lancé une campagne de communication pour que nos outils de suivi soient plus utilisés, avec un thème clé, qui fonctionne également comme un triptyque : je baisse, j’éteins, je décale. Bien sûr, pour les clients en situation de précarité énergétique, on ne peut pas leur demander de baisser le chauffage car ils ont déjà fait cet effort. Il faut plutôt les aider à payer leurs factures de chauffage ou à isoler leur logement.
Quels sont les principaux freins pour mettre en place des usages sobres ?
M. B. – Je ne vois pas beaucoup de freins, au contraire, je trouve que le sujet intéresse de plus en plus les consommateurs, les entreprises et la jeune génération qui est très motivée par ces enjeux. La question est plutôt de savoir si l’on va assez vite.
N. M. – Je suis un peu moins optimiste. 10 % des ménages les plus riches sur la planète émettent 40 % des émissions de gaz à effet de serre. Cela correspond à un mode de vie qui repose sur une consommation effrénée. Il y a un certain nombre d’usages qui frisent la démesure et contre lesquels l’approche des écogestes ne sert pratiquement à rien. Il y a un problème de fond concernant les normes et les valeurs de nos sociétés, portées par une publicité qui prône l’accession à des produits et à des pratiques très énergivores.
M. B. – C’est un débat intéressant. Dans toutes les catégories de la population française, je crois qu’il y a une propension à consommer moins d’énergie et à diminuer son empreinte carbone, et que la connaissance précise de ce que l’on consomme est le premier levier pour engager l’action.
Chez les particuliers, nous mettons à disposition un outil qui permet de découper sa consommation par usage et de suggérer des écogestes. Cet outil est utilisé par 5,2 millions de personnes dont environ 2 millions d’utilisateurs très actifs qui modifient leur comportement et peuvent ainsi réduire jusqu’à 10 % leur consommation³. Nous devons trouver de nouvelles façons pour mobiliser nos clients, et l’action du gouvernement autour de la sobriété peut nous aider.
³ Moyenne de 10,7 % d’économies d’énergie sur une année pour des clients se connectant 2 à 3 fois par mois aux solutions d’EDF de suivi de consommation, et changeant leur comportement. Étude interne EDF réalisée du 01/01/17 au 31/12/19 auprès d’1,1 million de clients particuliers équipés d’un compteur Linky pour leur résidence principale.
Entre les ménages, les entreprises et les collectivités locales, comment se répartit cet effort de sobriété ?
M. B. – Les entreprises sont de plus en plus actives. D’abord parce que l’énergie est coûteuse et donc la sobriété peut être une question de survie. L’industrie investit en permanence pour de meilleurs taux de rendement. On le constate à travers notre filiale Dalkia : il y a un intérêt fort pour nos solutions d’efficacité énergétique et pour les principes de l’économie circulaire. La question de l’exemplarité est centrale. EDF a par exemple été une des premières entreprises à s’engager à n’utiliser que des véhicules 100 % électriques à l’horizon 2030.
De la même façon, nous ne pouvons pas dire à nos clients de limiter leur consommation sans appliquer des règles strictes de chauffage et de climatisation dans nos propres bureaux. Si nous voulons être crédibles dans nos efforts, nous devons nous appliquer ce que l’on professe pour les autres. Les collectivités sont également toutes engagées dans la transition énergétique et cet effort de sobriété, chacune à son rythme et selon les spécificités de son territoire. Elles pourraient s’inspirer de ce qui est fait dans les entreprises pour accompagner ces changements parfois difficiles à inscrire dans la durée.
N. M. – Pour compléter au niveau individuel, je pense qu’il est important de manifester son mécontentement sur le constat de l’inaction. Je pense aux enfants qui poussent leurs parents, aux étudiants qui poussent les institutions, aux employés qui poussent le management. Ceux qui ne proposent pas de projet doivent être marginalisés. La force du citoyen est là, dans le fait de refuser de continuer comme avant et de l’exprimer de toutes les façons possibles. Bien sûr il y a les gestes individuels, mais il y a aussi la propagation de la nécessité d’une action collective. Il s’agit de mettre au pied du mur ceux qui ont les moyens de faire changer les choses.