Catherine Larrère - Philosophe, spécialiste de l’éthique environnementale
© CAPA Pictures/Alexandre Dupeyron
Avons-nous un devoir moral envers la nature ?
Janvier 2022
Philosophe, Catherine Larrère est une spécialiste de l’éthique environnementale. Dans ses travaux, elle met en évidence le lien moral qui unit l’être humain à la nature. Comment l’Homme a-t-il pris conscience de sa responsabilité ? Pourquoi a-t-il cherché à se détacher de la nature ? Et quel chemin mènerait à une réconciliation ? Réponses dans un entretien où la philosophie rejoint vite la pratique.
Dans son rapport à la nature, l’être humain agit comme un adolescent qui revendique sa totale indépendance, tout en sachant bien que c’est impossible, et se plaint quand les sanctions se profilent. Que penser de cette relation à notre environnement ?
Catherine Larrère - Il n’y a jamais eu de rapport neutre à la nature. Même lorsqu’Emmanuel Kant la présente, au XVIIIe siècle, comme un ensemble de moyens au service de l’Homme, même quand la physique moderne de Galilée ou Newton met en lumière son fonctionnement et en fait une simple succession de phénomènes, le rapport à la nature reste passionnel. Ces penseurs s’expriment souvent avec violence, preuve que le sujet est délicat, impossible à trancher d’une simple théorie. En 1973, le philosophe australien Richard Routley, a imaginé une histoire très parlante, celle du dernier Homme sur terre. Avant de disparaître, il détruit la nature autour de lui. « Après tout, qu’importe, il n’y aura plus personne. Est-ce mal d’agir ainsi ? » Oui, nous en sommes tous convaincus, même s’il s’agit du dernier être humain. Nous sommes donc bien liés par un devoir moral à notre environnement et pas seulement aux autres Hommes.
Dès le XIXᵉ siècle, les pays anglo-saxons s’inquiètent de la destruction de la nature. Ce sentiment se traduit notamment par la création de grands parcs naturels, comme Yellowstone. Comment expliquer que le passage à l’action concrète soit si lent ?
C. L. - L’action a certes besoin de connaissances, mais elle dépend aussi du type de connaissances mobilisées. Or celles-ci sont majoritairement globales et quantifiées. Difficile de prendre la mesure d’un problème quand les chiffres dépassent la compréhension. Nous pouvons faire un parallèle avec la dette publique : lorsque l’on parle de millions de milliards d’euros, le sujet devient abstrait. Pour la biodiversité, les chiffres globaux lancent l’alarme, mais, pour agir, on a besoin de données locales, plus précises. Il ne faut surtout pas se laisser enfermer dans des oppositions trop rigides ou trop simplistes.
Par où commencer pour renouer ce lien avec notre environnement ? Quelles sont, selon vous, les premières étapes ?
C. L. - La destruction directe (surexploitation des sols, déforestation…), l’agriculture intensive sont dangereuses pour la biodiversité. Nous devrions être capables d’arrêter ou de limiter certaines pratiques et l’agriculture bio devrait bénéficier d’un véritable plan de subvention. La progression de l’habitat humain entraîne aussi des destructions massives, en particulier les logements suburbains qui émiettent la nature. Mais leurs habitants s’y installent le plus souvent car la ville est devenue trop chère. Il faudrait commencer par s’attaquer à cette question. Enfin, ne négligeons pas un volet plus intime : la nature est source de bien-être, comme nous l’enseigne l’écopsychologie. Il faut en être conscient et accorder à notre environnement l’attention qu’il mérite. Apprendre à regarder le changement des saisons, le mouvement des nuages… ce n’est pas anodin, surtout pour des jeunes générations de plus en plus élevées en ville.